Estancia La Adelina, Route 151, KM inconnu, La Pampa, Argentine


A l’heure de m’endormir ce 9 mai, je passe en revue ces dernières 24H incroyables.

J’étais entré ici il y a quelques heures, titubant encore de la fureur qui m’avait animé toute cette journée.
Il m’aura fallu 2 heures et plus de 60km pour me délivrer de cette rage intense, véritable furie hurlante, futile mais tellement puissante que je n’aurais pas pu m’en débarrasser autrement. Je n’avais trouvé personne pour m’emmener en stop plus tôt dans la journée et ne comprenais pas pourquoi Mendoza se faisait tellement désirer.
120 minutes pour me recentrer, me remettre en accord avec moi-même, me synchroniser avec le tout et permettre ainsi au destin de se faire entendre à nouveau clairement.
Toutes les méditations du monde n’auraient pas eu l’effet bénéfique de cette cavalcade acharnée, délirante, forcenée car elle était la seule voie de réconciliation possible. On ne répond aux cris du corps que dans son propre langage, la montée de sang est viscérale, corporelle, telle doit être la réponse.

Epuisé, j’étais entré pour demander de l’eau.  Pour que je reste, il aura fallu insister: je ne le voyais pas tout à fait clairement mais je n’avais pas d’autre choix, la nuit tombe très vite à cette période de l’année, et la Pampa laisse peu de place à l’improvisation. Lorsque le ciel se met à flamboyer, il ne reste déjà plus que 30 minutes de semi-clarté.
On y terminait de nourrir les bêtes et de ferrer le cheval pour la course de dimanche. On s’apprêtait à prendre le maté pour célébrer la fin du travail, et enfourner l’asado de chevreau.
L’ampoule criarde du plafond se mit à clignoter comme j’entrais: on vient de basculer vers le générateur à mazout et il lui faut le temps de trouver son rythme de croisière. Les panneaux solaires reprendront la charge demain matin.
Le chat fait la course au lièvre domestiqué pour un morceau de pain, le feu qui brûle dans l’âtre réchauffe les multiples courant d’air et le satellite cherche sa réception pour donner vie à la télévision qui tonnera toute la soirée…
La lumière blanche du néon laisse peu de place aux nuances, comme le papier peint qui tombe en morceaux.

Je suis dans une estancia, « La Adelina » et mes hôtes sont des gauchos. Plus que des mots, c’est une atmosphère, indescriptible mais palpable: on y devine la sueur des hommes aussi nettement qu’on distingue le couteau à leur ceinture.
On y discute un peu, pas beaucoup bien entendu, l’objet de mon voyage ou ce que l’Argentine a de meilleur et de pire.
« Je n’ai laissé qu’un seul lieu vierge sur le territoire, volontairement, et me le réserve pour mes vieux jours. » Cette phrase, plus que toute autre me fera comprendre à quel point l’Argentine est en eux, à quel point l’Argentine c’est eux.
J’ai aimé cet instant où, partageant ma peur du bruit des voitures et des camions sur la route, la réponse est tombée, toute simple, naturelle, sans plus de forme: « Je n’ai jamais eu peur, je ne sais pas ce que c’est ».
J’y prendrai une douche sous un filet d’eau tiède, améliorant sans aucun doute mon précédent record de consommation.
On finira la soirée au genièvre, pour célébrer la victoire de Boca Junior, juste un verre, sans plus.

Dans cet univers, rien n’est austère mais il n’y a aucune fioriture.

On sortira quelques instants regarder les étoiles dans le calme tout relatif du toussotement du générateur qui partage son garage avec l’antique Renault 12.
On terminera cette journée vers minuit, les bêtes dorment déjà et seuls quelques retardataires sur la route se dépêchent de rentrer chez eux. A vue de nez, il leur reste au minimum 1 heure de route pour peu qu’ils habitent le prochain village.

J’ai passé ici l’une de mes nuits les plus reposantes. L’assurance et le sentiment de sécurité qui émanent de ces hommes a quelque chose de contagieux peut-être?
Naïvement, je demandais à ce que l’un d’eux signe quelque chose dans mon journal…un petit hochement de la tête en forme de non! Rien de personnel, juste pour signifier que les choses sont bien ainsi. La communication parfois se passe de mots pour la rendre plus claire encore… paradoxalement…

A l’heure de l’au revoir, c’est une accolade virile ou une poignée de mains calleuse selon les sensibilités, mais toujours un regard soutenu, fier, et tellement humain qui accompagnent ces ultimes instants très brefs. La vie dans la Pampa argentine n’a que faire de 3 hommes qui se séparent.
Ils ne sont ni yogis, ni sages, ni shamans, c’est à peine si ils écriraient leur nom avec une majuscule, mais certains hommes  ont déjà trouvé la paix sur la Terre.

Sebas



Posted on 11th mai, by Sebas in Cycling South America
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7 réponses à “Estancia La Adelina, Route 151, KM inconnu, La Pampa, Argentine”

  1. Beren dit :

    Liens et connections se renforcent.. indéniablement… peu importe les kilomètres que tu parcoures et ceux qui te séparent de nous!
    Il est naturellement peu probable que je sois la seule à t’avoir dans mes pensées à un moment où l’autre de la journée, de la semaine, du temps tout simplement…
    Mais hier encore, à l’heure où tu postais ces lignes, mon téléphone était sur mes genoux et prêt à être activé pour l’Argentine. Te faire partager un morceau supplémentaire… de musique, de paix, de vie…. Un morceau tout simplement.
    Mais il est resté sur mes genoux… peut-être parce que j’avais le sentiment que ce n’était pas cela qu’il te fallait au moment présent. Etrange ? Et si en fait, pas vraiment ?

    Quelques semaines entre les écrits que tu partages mais cette certitude que si tu pouvais nous parler au fur et à mesure de tes coups de pédales, nous ne pourrions, nous ne serions pas capables de ressentir les choses aussi intensément que lorsque tu décides de nous les offrir.

    Plus encore que tes coups de pédales.. tes coups de plume..
    Secrètement, l’envie que lorsque tu t’installeras, tu consacreras le temps nécessaire à appuyer tes écrits et à en publier l’intégralité. Egoïstement, savoir que ce ne serait que pour nous car rien de tout ça ne t’est nécessaire. Chaque moment restant gravé en toi, te marquant au fer rouge. Expression sans doute mal choisie au vu de son histoire… et d’autant plus que cette marque n’est visible et vécue que par toi.

    Une fois encore avoir l’envie de te dire merci… de nous emmener pas très loin de toi, de nous permettre le temps de ces lignes de nous projeter face à d’autres réalités que celles que nous vivons ici au jour le jour, des lourdeurs de nos quotidiens, des égos surdimensionnés, des rancœurs, des paroles, des gestes, des attaques et des batailles inutiles et fatigantes.
    Nous donner du vrai, du brut, du simple, du sincère.. Terre à terre, modestie naturelle.. Puissante.
    Nous permettre de reprendre un peu d’air, de nous poser après t’être posé, de respirer après avoir respiré, de nous recentrer après t’être recentré. (Oui, t’es mon Yogi préféré ! ;-))

    La vaste étendue de tes réponses….
    Sourire et prendre plaisir à te voir élargir au fur et à mesure la panoplie de tes réponses… que tes questionnements soient physiques ou intellectuels, que ces réponses soient neuves ou ré-veillées…
    Te voir transformer tout cela en quelques forces supplémentaires.
    Et pester silencieuse en se disant « Nom de D… je veux ce corps et cette tête, ne fut-ce que pour en vivre le 10ème ! ». Et sourire encore plus en tapant cette phrase sachant qu’elle ne fait rire que moi derrière mon ordi.
    Seb… t’es balaise… ;-) Et ça fait du bien.
    Ne te demande pas pourquoi là tout de suite, nous aurons l’occasion d’échanger quelques mots j’espère très prochainement.

    Un hug de plus sur ma liste.

    Je t’embrasse fort et te dis à très vite.
    B

  2. Beren dit :

    (connections… c’est pour faire plus international ;-) )

  3. Pierre dit :

    Merci pour ton beau texte sur ta nuit avec les gauchos! On est là, avec toi, la bouche pleine de la brûlure du ginebra et la fumée grasse de l’asado dans les cheveux!

  4. Gilles dit :

    Ola mon bon vieux Seb,

    Je constate avec plaisir que tu as encore fait une rencontre hors du commun… De celles qui élèvent la conscience… Profites-en et de leur assurance, sécurité et sentiment de paix, nourris-toi…

    Il est amusant de voir comme certaines personnes semblent inaltérables, pas vrai? Il est parfois même étonnant de voir leur paix intérieure… Ils ont certainement trouvé leur place, leur vie, leur raison d’être dans ce monde…
    Il est encore plus amusant de les comparer à « notre » monde, et notre course perpétuelle vers quelque chose que l’on ne parvient pas réellement à exprimer, car nous n’en possédons pas une image claire non plus… Qu’il s’agisse de performances, de possessions ou de statut social, notre lutte semble tellement vaine et notre satisfaction si difficile à atteindre que tout cela en devient finalement futile…

    Trouver sa place, trouver sa « voie », trouver la paix, quelle formidable leçon de vie pour les éternels insatisfaits de la vie que nous pouvons parfois être…

    Apprendre à voir la beauté du monde, apprendre à percevoir la magnificence (pourtant parfaitement visible) de la vie… Pour mieux trouver sa place, sa vie, sa paix… Quelle belle leçon a ressortir d’une « simple » rencontre…

    Beau voyage mon ami…

    A bientôt,

  5. Olivier dit :

    Waaouww… Chaque fois que tu écris , je suis avec toi, je sens la sueur des gauchos , l’odeur du mazout… Bref ta plume me/nous fais rêver … Tu deviendrais pas écrivain pour Lonely Planet? ;-)

    Besos

  6. Mathieu dit :

    elle est drolement bien faite la vie
    et comme je te le dis une fois de temps en temps et pour des choses tres diverses.
    c’est pour ces moments comme ceux là qu’on fait ce genre de périple
    quel simplissime échange qui émeut tellement il nous remplit
    a tres vite mon bon Seb !

  7. Yolande dit :

    C’est fou, j’ai les poils qui se hérissent, tu touches le coeur, le corps, l’âme … oui c’est comme si j’y étais ! Sébas, tes écrits sont à la mesure de la lumière et des ombres que tu captes lorsque tu photographies …..Quel artiste, quelle sensibilité …. Merci pour ces instants éternels !

    Gros bisous et bonne route encore !

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